• CaMP CHaRLie... 26 Février 2010

    …Vingt-six ans et la rue est mon univers. C’est mon choix, je dois être totalement frappa dingue!
    La seule chose qui me redonne le sourire lorsque j’erre de Charybde en Scylla c’est quand mes pas me portent le long de la barrière aux planches disjointes. Bien à l’abri de cette clôture branlante, affection et sécurité m’attendent. La milice municipale est vigilante alors je guette longuement les bruits de la ruelle avant de pousser le panneau qui donne accès au chantier. Personne n’ose se risquer dans le buisson de ronces et d’orties qui le dissimule, à part bien sûr les membres de notre joyeuse bande.
    C’est André qui, un soir où il était bien chargé a découvert notre paradis. Quelques litres de bonne bibine et son esprit aventureux a pointé le bout de son nez. Dédé avait surtout besoin de soulager sa vessie. Et dans l’état où il se trouvait ouvrir sa braguette et rester droit sur ses jambes tenait de l’exploit. Il s’est vautré en beauté entre deux bosquets épineux et est parti la tête la première contre la palissade qui s’est entre ouverte sous le choc. Heureusement André à la tête dure. À chaque fois qu’il nous conte l’histoire, il nous affirme qu’il a passé une partie de la nuit à pioncer sur le tapis d’orties, à son réveil il avait les mains et le visage en feu. Une semaine plus tard il partageait son El Dorado avec une dizaine d’autres clopinards dont je suis fière de faire partie maintenant. Ce sont Brigitte, Fortunée et Grégoire qui m’ont invité au squat un soir où j’étais plus qu’à la ramasse. Ronde comme une queue de pelle voilà c’est dit. Pendant un temps je les ai rejoints occasionnellement, surtout lorsque j’avais l’impression que les murs du foyer qui m’accueillait allaient me broyer. Tout le monde l’aura compris, les lendemains de muffées.
    À présent je suis installée à demeure parmi eux, là est ma place je m’y sens chez moi.
    La construction de l’immeuble de bureau qui nous sert d’abri s’est arrêtée nette le jour où le directeur de travaux s’est barré avec la caisse se dit-il dans le quartier. Les entrées ont été plus ou moins cloisonnées et les fenêtres scellées par des grilles. Lorsque le bâtiment a été muré par la société bancaire de recouvrements ils ont négligé de vérifier chacune des arrivées d’eau qui servaient pour les travaux. Il en reste deux encore actives. Il paraîtrait qu’elles sont reliées aux bornes d’incendie, je n’en suis pas certaine mais ce qu’il y a de sûr c’est qu’elles font notre bonheur.
    Lorsque le temps le permet les plus courageux se douchent dans ce qui aurait dû être une loge de concierge à l’aide d’un tuyau d’arrosage qu’André a chouravé sur un autre chantier. Beaucoup d’outils sont restés dans la place, entre autres une masse qui a servi aux garçons à percer une trouée dans l’un des murs du sous-sol isolé à la laine de verre. Un palace que nous utilisons rarement car il n’y a aucune aération, juste un vasistas qui s’ouvre sur le vide sanitaire. À cause des odeurs de moisi, été comme hiver nous restons à l’extérieur en journée. La seule exception pour s’y calfeutrer, c’est lorsqu’il gèle trop fort. À la nuit tombée un feu de camp est allumé, alimenté grâce aux innombrables palettes abandonnées çà et là sur le terrain.
    C’est à nos risques et périls car si quelqu’un aperçoit la fumée ou la lueur des flammes un essaim de schtroumfs nous tombera sur le râble. Les garçons ont cloué des journaux sur les planches côté ruelle afin que le soir venu la lumière des lanternes passe inaperçue. Et bien sûr tout est à recommencer les lendemains de pluie. Nous avons de la chance il ne passe pratiquement personne car le coin est mal famé depuis que deux riverains ont été agressé par des junkies. D’ailleurs je crois me souvenir que l’une de ses ombres de la nuit a perdu la vie dans cette impasse.
    De l’aube au crépuscule, lorsque nous ne battons pas pavés, nous nous abritons sous une épaisse bâche de chantier trouée en divers endroits. Celle-ci nous protège à peine des intempéries mais c’est mieux que rien.
    Nous apprenons le lâcher prise en attendant des jours meilleurs.
    Je crois pouvoir écrire au nom de chacun que ce peu qui nous est concédé est déjà un meilleur.
    Les palettes, en plus de bois de chauffage nous servent d’étagères, de sièges, de sommiers et de cloisons. Notre vie de nomade est devenue luxueuse le jour où les hommes ont ramené une gazinière toute cabossée. Il a fallu attendre pour la bouteille de gaz mais maintenant c’est bombance chaque soir. Patates, riz pommes de terre et vice versa. Du moins ont-ils l’estomac plein.
    Il paraît que mon visage inspire confiance alors je me retrouve de toutes les expéditions illicites. Je ne mange pas beaucoup et j’ai tendance à lever un peu trop le coude ces temps-ci. C’est à cause de cela que je me suis fait repérée par un vigile dans une supérette en chouravant une poignée de couverts. Il m’a vu les dissimuler dans la poche intérieure de ma parka. Une chance, je courais plus vite que lui et j’étais proche de la sortie. Bon d’accord les couverts sont dépareillés mais ce sont de vrais couverts. J’aurais pu les payer oui, mais ce n’est pas la politique de la maison. Le fric c’est pour la bouffe. Il y a peu j’ai triché. Je suis passée devant une brocante et j’ai chiné un moule à gâteaux, une vielle bouilloire percée au-dessous de l’anse et deux casseroles. Six euros, ça ne compte pas.
    La dernière fois qu’André et Victor se sont rendus au marché gare, triomphants ils nous ont ramené une pile de boîtes alimentaires spéciales traiteurs qui n’avaient pas servi. Je ne tiens pas à savoir comment ils se les sont procurées. Si nous en prenons soin ces assiettes de fortune nous ferons profit très longtemps.
    Repérer les bistrots où les serveurs tardent à débarrasser les guéridons en extérieur, surveiller le mouvement de la rue du coin de l’œil et foncer sur la cible. Résultat, en une demi-journée nous avons récolté trois verres publicitaires Perrier, deux Kronenbourg, deux Cinzano, deux Orangina, un Martini et quatre Ricard. Je crâne comme une racaille, j’ai réussi le test haut la main. C’était mon idée
    Vaisselle jetable? Que nenni, argent gaspillé.
    Je suis bien consciente que nous sommes tous malhonnêtes, que ces rapines font de nous des délinquants. Que celui qui n’a jamais péché nous jette la première pierre. Je rêvais de la placer celle-là.
    Depuis que je suis rentrée d’Amérique du Sud je me dis que je n’ai plus rien à perdre et de drôles d’idées me traversent l’esprit. Ma liberté? Suis-je vraiment maîtresse de mes mouvements? Plonger au Rhône? Trop humide. Pilules-vodka? Trop aléatoire, j’ai essayé et cela ne m’a pas vraiment réussi. Le train? La motivation me manque là. Vivre? Allez un peu de courage Mylhenn.
    Ce qui nous sert de véranda, de cuisine, de salon, de pièce à vivre se transforme en chambre à la nuit avancée, nous nous emmaillotons les uns non loin des autres sur des matelas à la propreté douteuse, sous de vielles couvertures ou des sacs de couchage de récup. C’est fou ce que l’on découvre dans la rue les veilles de passage des encombrants et nous ne sommes pas regardants. Nous dormons tous habillés, pompes y comprises. C’est dire si la literie est crade. La laverie ne lui ferait pas de mal mais aucun de nous n’ose se lancer à l’aventure. Les machines sont en centre-ville et je nous vois bien débarquer avec nos pelures sous le bras. Cela voudrait jazzer comme jamais là-bas. Un bon moyen de se faire repérer aussi. Je crois que je n’en suis plus à cela près, j’ai emprunté, en mode sicilienne, deux couettes au foyer, une pour Misa qui est malade et l’autre pour Brigitte et Grégoire. Ils sont en couple et ont parfois besoin d’intimité. Comprenne qui peut. Je me suis fait pourrir par Sonia qui m’a traité de graine de voyou. J’en suis désolée ma Bella mais mon estime de soi est partie à vau-l'eau depuis très longtemps.
    Sur le côté de l’immeuble, collé au mur d’enceinte de la copropriété voisine, les gars ont creusé une espèce de fosse qu’ils ont recouvert de planches, puis ils y ont installé un trône ébréché récupéré dieu seul sait où. Une bouteille emplie d’eau sert de chasse d’eau alors ce d’aisance rudimentaire est à éviter les jours de grande chaleur. Tout n’est pas rose c’est certain.
    Les coups de gueule, l’hygiène déplorable, la promiscuité, les ronflements, les pets, les repas frugaux, la beuh, le gros rouge en cubi plastique et le blues donnent au squat une représentation moderne de l’enfer de Dante. Les sept péchés capitaux? Cinq seulement. Parce que pour l’orgueil on repassera, il y a longtemps que tous autant que nous sommes l’avons mis dans notre poche avec un mouchoir en papier par-dessus. Prendre la vie du bon côté est ce qui nous fait tenir, rire de notre misère, eux rient de leur misère, parce que moi je ne suis qu’une copy cat avec ma carte bancaire bien au chaud dans mon portefeuille. Des fous rires il y en a, oh ça oui surtout lorsque nous nous surprenons à nous distribuer au nombre près les sticks de sucre récupérés sur les tables des terrasses des cafés. Les possessions de chacun sont si misérables que l’avarice elle-même nous ordonne de les mettre en commun.
    L’épicier arabe du quartier nous refile discrètement ses invendus en fin de vie. Sa bienveillance l’oblige parfois à nous procurer des produits dont la date n’est pas dépassée. Le vrai luxe c’est quand la veille de la fermeture hebdomadaire de l’épicerie il nous dépose près de la barrière une cagette de fruits et légumes ni blets ni talés. Ahmed est une crème d’homme.
    Cette vie en groupe aide la petite bande à gérer sa colère. Une colère légitime contre ceux qui les ont poussés à la rue. Moi je ne fais que me terrer parmi eux en attendant que mon existence s’achève d’un mauvais coup. Les salauds qui soutiennent mon ex-mari sont patients et surtout très inventifs.
    L’envie, la gourmandise, la paresse et la luxure me dira-t-on? L’on ne peut imaginer tous les dégâts que provoque l’ennui. Il stimule les mauvais penchants de chacun qui ne tardent pas à s’exprimer. Je suis arrivée là par hasard et je me garderai bien de juger qui que ce soit. Je fais la fière parce que parviens en rusant à conserver un semblant de belle apparence. C’est à l’intérieur que tout est sombre chez moi.
    La peur de tomber sur les fous qui veulent me faire ma fête à cause de leur pote que j’ai envoyé en prison, me pousse à vivre ainsi. Le comble c’est que j’ai une place dans un foyer mais que là-bas je ne m’y sens pas en sécurité ni à ma place. Sonia me répète que je suis bourge jusqu’au bout des ongles. Ce n’est pas ça, c’est juste que j’ai payé ma liberté assez chèrement pour n’avoir plus à présent besoin de rendre des comptes à qui que ce soit. Ce que d’aucuns nomment famille n’existe pas pour moi. Ils m’ignorent depuis pas mal de temps, j’ai coupé les ponts lorsque la coupe a été pleine. Mon père à l’élégance, si je puis l’écrire ainsi, de pourvoir généreusement à mes dépenses. Se sent-il coupable de quelque-chose?
    Ma véritable famille c’est la horde en guenilles du camp Charlie. Je ne veux rien devoir à ce père qui … inutile d’en parler cela n’en vaut pas la peine. Je n’utilise mon pactole que dans les cas extrêmes et seulement pour ceux de mon premier cercle, mes gueux de cœur. D’humeur rancunière, non haineuse, je me fais un plaisir d’envoyer les fadettes à la marâtre et au militaire de carrière, ainsi ils se rendent compte de ce que Christian a fait de moi. Une va-nu-pieds oisive qui refuse les contraintes car elle a trop peur de se retrouver face à face avec ses démons. Mon géniteur, il n’est que cela pour moi, a dû sacrément l’avoir mauvaise lorsqu’il s’est rendu compte la première fois que j’utilise son argent pour apporter un peu de douceur à des gens qu’il méprise mais qui sont les seuls à me porter sincère affection. Si mon père n’a pas osé me couper les vivres c’est uniquement parce qu’il se sent coupable de n’avoir pas pris soin de moi lorsque je me faisais tabasser. Je souhaite qu’il en gémisse de honte à jamais. Je dois être frappa dingue pour vivre dans la rue par convenance, mais c’est mon choix, je persiste et signe.
    Notre communauté me protège et me donne du courage. Tous ont droit au respect…



    La TaNièRe DeS GueuX… 04 Janvier 2011

    …Un an plus tard. Je suis morte en dedans, pourquoi est-ce que je m’accroche autant à la vie?
    Je ne ressemble plus à rien, j’ai perdu figure humaine. Pour ce qui est de mon apparence extérieur je parviens encore à faire illusion. Ma personnalité est éteinte, mon discernement est en berne, ma conscience a disparu et je n’ai plus de scrupules à me comporter de façon immorale. Je lutte à ma façon et tous les moyens me sont bons. J’ai essayé de m’adapter à la réalité de toutes mes forces, sans y parvenir. Je ne suis plus qu’une coquille vide, maladroite dans le moindre de ses gestes. Je me nourris de cynisme et d’insolence, je suis désillusionnée me dit cet imbécile de psychiatre qu’ils m’ont obligé à consulter au foyer. Et donc j’en fais quoi de cette mélancolie qui me bouffe? Le foyer parlons-en. Même après mon départ ils étaient toujours responsables de mes débordements puisque c’était par ordre de justice que j’y étais accueillie. Ils m’ont menacé d’être mise sous tutelle, j’ai dû y retourner. Re-case départ, une vie plus apaisée me dit-on. Petit-déjeuner à sept heures quarante-cinq, déjeuner à midi quinze, collation à seize heures trente et dîner à dix-neuf heures quinze. Je deviens folle. Je dois être présente à chacun des appels et participer aux travaux collectifs. Si j’ai bien tout compris c’est en balayant le réfectoire que je vais me reconstruire. Lectures, jeux de société, cuisiner à la conviviale, sports pour se détendre et cinéma une fois par semaine. Lors de mon premier séjour cela m’avait rapidement gonflé, là c’est pire j’ai envie d’assassiner quelqu’un. En harcelant mon avocat du matin au soir je suis arrivée à obtenir un peu de liberté. Que faire de deux heures de sortie libre tous les trois jours? C’est mieux que rien oui, et surtout plus que ne l’imaginaient mes gardes chiourme. Cela m’a permis de préparer mon évasion.
    J’ai trop souffert des coups de mon tortionnaire pour qu’une seconde mort dans la douleur ne me soit pas effrayante. Au cours de l’une de mes sorties j’ai aperçu Thierry à la terrasse du café bleu, je me suis instantanément figée. Oui je ne me trompais pas, c’était bien lui. Le plus virulent de la bande à ma sortie du tribunal. Avec Daniel et Jean-Claude ils ont écopé d’une mesure d’éloignement assortie d’une amende astronomique pour menaces et harcèlement. J’étais terrifiée par leurs propos haineux. C’est pour cela que l’on m’a exfiltré de ma chère Provence, que l’on m’a déporté loin de Maë Lynette. Et depuis, moi la fille du soleil je me meurs dans le brouillard, la pluie et la froidure. Ce sont eux qui me menacent et JE dois déguerpir, il paraît qu’il était plus facile d’éloigner ma petite personne que de surveiller mes éventuels agresseurs. Je n’ai toujours pas digéré l’injustice.
    Je ne pense pas que Thierry m’ait remarqué, il était accompagné de trois personnes dont une belle jeune femme qu’il tripotait à tout bout de champ. Manque de bol pour moi, il a fallu que ce soit en région Lyonnaise que ce connard atterrisse pour conter fleurette. Qu’est-ce qui l’empêchait de bécoter sa mignonne à Aix? Je doute qu’il soit sur mes traces, peut-être est-ce tout simplement un séjour d’agrément qui l’amène si près de mes pénates? Et depuis le temps que je suis en Rhône-Alpes les potes de Christian ne doivent plus trop se soucier de moi. Je ne vaux pas le prix de la cartouche comme dit Lamine, mais lui il emploie cette expression pour quelque-chose de plus … ludique.
    Christian est en cage encore pour très longtemps et je prie la Bonne Mère tous les jours pour que cela reste ainsi. D’après mon seul véritable ami, les trois mousquetaires, Thierry, Daniel et Jean-Claude, n’ont demandé qu’un seul parloir depuis le début de l’incarcération de mon ex-mari. Ça sent le renoncement, la trahison.
    Quoi qu’il en soit, je me félicite d’avoir trouvé un terrier où me faire oublier.
    J’ai porté pâle durant deux jours, la directrice du centre est furieuse une fois encore et ma Sonia me fait la tête. Ma Douce voudrait que je renonce définitivement à mes visites au squat, ma toux l’inquiète. Où me procurerais-je mes herbes folles si je ne m’y rendais plus?
    J’adore Sonia mais elle devient trop sérieuse. Elle a trouvé en elle la force de s’en sortir et je respecte ça. Je tente de la rassurer en lui disant qu’un bon grog est aussi efficace qu’un sirop mais cela ne la fait pas rire.
    Vu le temps gris d’aujourd’hui, la nuit est tombée rapidement et pire encore, il gèle déjà à moins deux et il est à peine dix-neuf heures trente. Comme moi le temps est à la ramasse.
    Je me suis faufilée hors du foyer dès que le sempiternelle repas du soir a été bouclé. Ce n’est pas une prison, presque, le couvre-feu est à vingt-trois heures. Cette nuit les sentinelles veilleront pour des prunes. Mon renvoi est en pourparlers et franchement ce ne serait pas une catastrophe en soi. Je n’en peux plus de ces chuchotements sur mon passage -quoi ma voix, qu’est-ce qu’elle a ma voix?- et des regards condescendants des aides médicale et des assistantes qui n’imaginent pas le quart de ce qu’a été mon calvaire, notre calvaire car la plupart des femmes qui est ici a été abominablement agressées, voire mutilées pour certaines. Je reconnais que nous sommes choyées mais je ne le supporte pas, ça n’est pas naturel. Lorsque Criquet me cajolait il y avait le revers de la médaille, une baffe donnée d’un poing amoureux.
    Un brouillard à couper au couteau pleure une bruine glaciale.
    Tant pis, je ressors ma vieille parka, une écharpe que j’ai chipée à monoprix, mes baskets usées et me voilà prête. Le sas d’entrée est désert, un régal pour faire le mur.
    Mes pas me conduisent chez Ahmed pour quelques achats, je passe en caisse car je ne veux pas arnaquer la seule personne qui rend service à mes loulous. Chargée comme une mule je croise Éric qui rentre se mettre à l’abri. En plus de quelques invendus que m’a donné Ahmed je ramène du lait, du café lyophilisé, deux brioches, des sachets de soupe, du liquide vaisselle et un litre de vodka que je ne partagerai pas avec les autres. C’est vraiment très calme ce soir, d’habitude le tohu-bohu empli le campement à cette heure-ci, je dirais même qu’une douce chaleur a envahi l’abri de fortune. Ils ont commencé la fête, les gamines sont allées faire provisions d’herbes, elles planent déjà. Toutefois le cœur n’y est pas car Misa n’a pas l’air bien, elle a encore maigri. Pour l’instant elle dort la tête posée sur les genoux de Victor. Son petit cœur balance entre Éric et Victor et suivant ses humeurs elle papillonne de l’un à l’autre. Cela nous vaut parfois d’épiques engueulades. Dépistée séropositive ses parents l’ont carrément jeté à la rue. La maladie la ronge, c’est pour cela qu’il lui est beaucoup pardonné. Grégoire et Brigitte jouent aux cartes avec André et Lamine. Le cubi doit être bien entamé si je m’en réfère à leurs voix pâteuses. Je ne jette la pierre à personne, ils se réchauffent comme ils peuvent.
    Ça y est Lamine commence à me tourner autour. Il sait pourtant que je ne lui ferais pas le plaisir de visiter le minuscule réduit qui lui sert de baisodrome quand il ramène l’une de ses nombreuses conquêtes au squat. Point de place pour les préliminaires, il va à l’essentiel, c’est contre l’une des parois du réduit qu’il honore la conquête du jour et fort bruyamment à chaque fois. Avec moi il essaie encore et toujours, mais ce sera non car ce chien pousse le vice en donnant une note aux demoiselles, note qu’il inscrit sur le mur du cabanon. D’ailleurs, je me demande s’il lui est déjà arrivé de faire zizi panpan dans un lit? Lamine est ce qu’il est mais il a le cœur sur la main alors à lui aussi il est beaucoup pardonné.
    Fortunée, fidèle à son poste près de la cuisinière, découpe un énorme chou vert dans une cocotte-minute flambant neuve. Et cela sent la saucisse me semble-t-il? C’est bombance ce soir dites donc les copains. Je suis quand même intriguée par l’ustensile, c’est hors de prix ces machins. Évidemment, j’aurais dû m’en douter. En voyant ma mine déconcertée qui d’autre que le roi des voleurs pouvait m’expliquer comment l’objet avait atterri sur la vieille cuisinière poussive. Lamine me narre avec fierté son larcin dans un chariot sur le parking de l’hyper. Une inconsciente avait paraît-il laissé ses courses de côté pour manœuvrer sa voiture. Un pilier la gênait pour accéder à son coffre. Franchement madame, sérieux?
    Le chou et les pommes de terre ont l’aspect d’une bouillie immonde, les saucisses et les oignons sont caramélisés mais peu importe, ils sont tellement heureux de partager un repas consistant, ils me font chaud au cœur. Moi c’est la vodka qui me réchauffe.
    Ça y est je sais ce qui a changé. Je ne rêve pas, ce n’est pas l’effet de l’alcool, notre abri est bien plus grand et ils se servent des matelas comme canapés. C’est presque convivial, la fumée du foyer ne nous pique plus les yeux. Le menuisier de service a calé les braseros au centre de deux palettes, elles-mêmes posées contre le mur qui donne sur le vasistas ouvert, près du vide sanitaire. Cette impression de bonne chaleur vient de ce qu’ils ont réinstallé la bâche et bouché les trouées. Mais non, c’est mieux que cela. Éric a dégoté une immense banne de camion sur la place de la bascule. Pas perdue pour tout le monde, mais le routier qui l’a oublié là va s’entendre chanter Manon par son patron. Ces saloupiots ont emprunté la fourgonnette d’Ahmed pour la transporter discrètement. Tu parles, si les condés les avaient surpris le pauvre se serait retrouvé au gnouf. La banne a été arrimée tant bien que mal avec des tasseaux et des morceaux de cordes le long de la façade et une demi-douzaine de piquets soutient l’assemblage sur les côtés. C’est un cinq étoiles maintenant. Je suis tout de même un peu inquiète, il ne faudrait pas qu’on l’aperçoive de la résidence voisine. Demain les garçons travailleront la bâche avec des cendres froides afin qu’elle prenne la couleur du ciment.
    Il gèle à moins huit dehors. Une fois les feux éteints, on est jamais assez prudents, notre refuge conserve sa chaleur, un cocon bien agréable. En ce moment j’ai très mal aux vertèbres, comme si un rat les grignotait.
    Optimiste. Thierry possède de la famille en région Lyonnaise. Merci ami…

    UN PaS aPRèS L’auTRe… 04 février 2011

    …Narrer ce chapitre à la première personne est impensable. Ma plume est trop médiocre!
    Son instinct de survie prend le pas sur sa raison. Mylhenn quitte souvent le foyer sans prévenir. Elle chausse ses grosses lunettes noires puis se fond dans la foule d’anonymes qui déambulent. Chacun vaque à ses occupations sans se préoccuper de ce que fait l’autre, cela la rassure. Il lui arrive de sauter dans un bus, ignorant qu’elle en est la destination. C’est juste pour le plaisir de se sentir libre, de n’avoir aucun compte à rendre. Bus qu’elle déserte dès qu’elle aperçoit un contrôleur. Elle aurait de quoi se payer un rouleau entier de tickets mais ce petit larcin fait augmenter son adrénaline, elle a besoin de cela pour se sentir vivante.
    Malheur à ceux qui la dévisage de trop. Elle a l’insulte facile. Au hasard de ses pas elle pique des fruits sur les étals d’un marché de quartier, elle chipe une viennoiserie dans le cabas d’une ménagère qui négligente ne l’a pas refermé correctement, gourmandise qu’elle jette au caniveau après en avoir avalé seulement deux ou trois bouchées. Mais ce qu’elle préfère par-dessus tout, c’est bousculer la commère le porte-monnaie ouvert à la main. Elle s’amuse à la voir ramasser ses pièces éparpillées sur le sol.
    - Excusez-moi madame, je suis désolée j’ai glissé! S’excuse-t-elle avec un grand sourire innocent.
    Lorsque la chance est au rendez-vous elle grapille quelques pièces oubliées. Elle n’a nul besoin de cet argent, le billet de cinq euros collectés lors de sa dernière prestation lui a permis de se rendre au squat la tête haute, de fanfaronner parmi les siens. Elle pourrait retirer de l’argent à n’importe quel guichet, mais elle ne veut pas tricher avec eux. Au camp Charlie, chacun y va de son offrande gagnée aux risques et au rythme de ses pas et ne pas se plier au rite d’entrée serait les trahir. Et elle doit bien se l’avouer, elle a pris goût à la rouerie, aux grapilles et à la chourave. Nul doute que cela est lié à la profession de son ex-mari dirait un piètre psy. Il arrive à Mylhenn de tenter l’arrestation, mais elle a déjà donné dans le genre, elle sait qu’en cage elle ne serait pas forcément en sûreté. Les agents de sécurité deviennent de plus en plus efficaces, elle se fait une raison, elle doit cesser de les narguer mais c’est plus fort qu’elle. Son parcours la reconduit inexorablement vers l’ancien parking à ciel ouvert encombré de gravas, de ronces, de planches et de vieux matériaux d’un bâtiment en construction, désaffecté, oublié de la municipalité. En ce lieu Mylhenn vient rejoindre la cour des miracles, SA cour des miracles. Elle y est acceptée avec bienveillance et chaleur.
    Le petit groupe l’a admis malgré son air de demoiselle nourrie à la bonne éducation. Tous se sont rendus compte que la jeune femme n'est pas de leur milieu social. Ils hébergent parmi eux la seule SDF capable de leur payer une consultation chez un médecin ou une nuit à l'hôtel pour les plus malades lorsque le froid est trop mordant. Ils se font longuement tirer l’oreille avant d’accepter et c’est à peu près la seule chose que Mylhenn peut leur reprocher. Les nuits où le sommeil la fuit, elle sort dans l’obscurité pâle des lampadaires errer le long des rues désertes. À présent elle évite les lieux malfamés, mais au plus mal elle les recherchait espérant une mauvaise rencontre qui la clouerait définitivement à terre. Dans ces moments-là, jamais il ne lui est venue à l’esprit qu’il y avait pire que la mort. Lamine lui apprend quelques trucs afin de se défendre contre les chiens faits à son image, mais il la met souvent en garde en lui répétant que si ses agresseurs s’y mettent à plusieurs la lutte sera trop inégale pour les repousser.
    Des heures à battre le pavé puis le regard halluciné de fatigue elle s’endort sur un banc au petit matin.
    Sa meilleure amie, son double, Sonia la rejoint quelquefois au squat. Elle la supplie de regagner le foyer, de se mettre à l’abri des nombreux dangers qui la guettent dans les quartiers isolés où elle disparaît des heures entières. Il se passe bien pire en famille entre quatre murs, Sonia est pourtant bien placée pour le savoir. Mylhenn essaie de toutes ses forces, son cerveau lutte contre les horribles réminiscences mais la promiscuité avec ces femmes qui peu à peu parviennent à se reconstruire lui est intolérable. Certainement parce qu’elle se juge dans l’impossibilité d’avancer. L’insupportable elle l’a vécu aussi et il encrasse son esprit, elle ne parvient pas à l’en défaire. Les humiliations, les insultes, les coups, les douches glacées, les enfermements dans un réfrigérant et la soumission d’emprise à un être abject qu’elle aimait plus que tout, lui commandent de refuser de nouvelles règles. Elle a plus que donné dans l’obéissance, dans la servilité. Si elle ne peut se libérer de cette crasse qui pollue son moral c’est parce qu’elle n’a plus aucune confiance en elle, son agressivité augmente au fil des mois et elle est incapable de se contenir quand elle explose. Son découragement prend le dessus et les reproches qu’elle lit dans les yeux de celles qui ont dépassées leur malheur lui font autant de mal que les coups qu’elle a reçus. Pour faire plaisir à sa chère Sonia elle tente la collectivité plusieurs fois puis elle la quitte sans regrets pour rejoindre le camp Charlie, son véritable foyer.
    Avoir sous les yeux ces hommes et ces femmes que la vie a molestés la renvoie à sa déchéance. Eux réussissent à profiter d’un futur quasiment serein malgré la précarité parce qu’ils se sont créés un clan, une unité, une armée. Mylhenn ne sent pas la force de reconstruire alors elle s’imagine que vivre parmi ces gens l’aidera à passer le cap, un coup de pied au derrière de son énergie chancelante. La petite communauté se serre les coudes afin de garder un semblant de dignité, elle y parvient tant bien que mal. Sonia reste sa bouée, sa confidente, son infirmière, mais elle devient trop sérieuse à son goût. Au fil des semaines qui passent Mylhenn ne la voie plus que le week-end. Deux jours pendant lesquels sa Douce se laisse tenter par ses folies urbaines. La supplie de changer de comportement aussi. Cela rentre d’une oreille et sort de l’autre.
    Mylhenn s’épuise à arpenter les rues afin de trouver un semblant de sommeil la nuit venue. Elle utilise les bains-douches municipaux quand elle se sent trop souillon. Il lui faut toucher le fond pour remonter à la surface dit-elle souvent à Sonia qui ne la comprend plus. Elle se complaît dans ces abysses qui lui donnent l’excuse de s’apitoyer encore et toujours sur elle-même.
    Les mois passent et son quotidien tient toujours de la survie. Une fois, deux pour être honnête, elle a répondu aux avances amicales de relation d'un soir. Prendre une douche sans avoir à compter les minutes qu’il reste est un luxe dangereux. Entre quatre murs un hôte peut vite devenir exigeant, agressif. Heureusement elle est tombée sur de braves garçons, elle n’a jamais réitéré. Prostitution s’est inscrit en lettres de feu dans son esprit.
    Mylhenn fait tout pour rester coquette malgré les aléas de son existence. Elle use et abuse des échantillons des parfumeries du centre commercial. Ils lui permettent d'entretenir sa peau et … son moral. Quand l’hiver commence à se faire mordant, rares sont ceux qui s’éloignent de la chaleur du feu de camp. L’oisiveté les pousse à se lancer des défis idiots qui risquent de les faire découvrir par la maréchaussée où par les locataires de la copropriété voisine. Ils ont tendance à oublier qu’en cette saison la végétation n’est pas luxuriante et que les fous rires que provoquent leurs blagues de potaches pourraient facilement être entendus et les conduire droit au poste de police. Histoire de s’occuper et surtout d’amuser la galerie, Dédé et Victor ont mis leurs vêtements à l’envers et passé les sous-vêtements de Fortunée par-dessus pour aller se promener dans le quartier. Des malades. Fort réussie leur prestation a été très applaudie par les rares passants qui affrontaient la pluie givrée cet après-midi-là. Heureusement très rares car s’ils avaient croisé la vieille Michaud ils se seraient sacrément fait allumer. Une vraie teigne cette femme. Tous admettent qu’elle leur fait de la peine, mais qu’il n’est pas question de l’accueillir parmi eux. Pour les distraire Mylhenn pose des colles de réflexion qui captivent leur attention. Embrasser un livre à l’intérieur et à l’extérieur sans ouvrir le livre a nécessité un certain temps de cogitation intense. Il suffit tout simplement d’embrasser le bouquin en entrant et en sortant d’une pièce. C’est le, comment s’asseoir sur un feu sans se brûler qui a remporté le plus de succès. Écrire un feu sur un papier et s’asseoir dessus est la réponse. Ce genre de devinettes maintient une certaine bonne humeur les jours de disette. Mylhenn a de quoi leur offrir un repas chaud, mais ils refusent catégoriquement.
    L’alcool, les nuits sans sommeil, le manque de nourriture, le désœuvrement et les frasques extravagantes qui en découlent sont un cocktail explosif. La santé de Mylhenn n’est plus que ruines. Même si de temps en temps elle s’offre quelques livres de poche pour s’évader du quotidien, l’ambiance du squat commence à lui peser. Par défi plus que par oisiveté elle s’essaie aux herbes folles d'Anne et Myriam. Comme il lui semble qu'elle fait moins de cauchemars après plusieurs taffes, elle redouble de consommation. L'enfer qui s'ensuit la conduit une première fois aux urgences. De retour au squat, elle tient bon une quinzaine de jours puis replonge de plus belle. Un matin elle se réveille dans une ville inconnue, son parcours s’est terminé sur un banc de jardin de ville. Hagarde, la mémoire défaillante elle est à deux doigts de rejoindre ce paradis auquel elle aspire tant. Par chance son ange gardien veillait. Admise en service d’urgences, elle récupère un semblant de santé puis elle est accueillie chez Patricia. Une belle rencontre, une personne généreuse qui depuis veille de loin en loin sur elle. Mylhenn a-t-elle a compris la leçon?
    Être une jeune femme comme les autres. Voilà ce dont elle a envie sans oser se l’avouer…

    SaViTRi & SaTYaVaN... 26 Août 2011

    ...Le comble, c’est avec un conte indien qu’il calme mes terreurs nocturnes!
    J'ai fait la connaissance d’Ashlimd au club où je vais parfois me vider la tête. Persuadée qu'il ne serait que la compagnie d'une soirée je ne me suis pas vraiment montré sous mon meilleur jour. Il n'a pas l'air d'être un mauvais garçon et ce qui est rassurant, il ne se fait pas lourd en insistant pour la bagatelle. Nous avons dansé une bonne partie de la nuit. Chose que je n’avais jamais fait avec un parfait inconnu, je me suis un peu confiée à lui comme si nous nous connaissions depuis des lustres. Les seules fois où je m’absentais de la piste de danse c’était pour me rafraîchir. Vodka tonic, un peu trop de vodka et il me le fait remarquer. Je n’ai pas apprécié, de quoi je me mêle. Vers quatre heures du matin je flotte au-dessus du sol, soule comme un polonais dirait Sam. Je suis dans un tel état qu’en véritable chevalier servant mon cavalier me propose de me reconduire chez moi. Oups, je suis bien embarrassée là, quelle adresse lui indiquer? Le foyer des fracassées, des puzzles zombies comme moi? Le squat? Sûrement pas l’un plus que l’autre. Mon estomac se soulève en de terribles haut-le-cœur depuis que nous sommes sortis du club et à ma grande honte je fini par gerber sur les jantes de la belle voiture d’Ashlimd. Drôle de prénom, il m’amuse.
    Il y a belle lurette que j’ai fait un trait sur ma dignité mais quelque part dans mon esprit quelque chose me conseille d’user de retenue avec cet homme, de décence même. Je lui indique donc la première adresse qui me passe par la tête, la rue François Perrier à trois pâtés de maisons du squat.
    Je suis dans son appartement lorsque je reprend connaissance, effrayée et soulagée en même temps. Mes dons bruyants et généreux en faveur de Sainte-cuvette attire l’attention de mon chevalier servant. C’est avec une bouteille d’eau minérale et un thé bien chaud qu’il me rejoint dans la chambre. Il m’apprend que je me suis endormie le temps du trajet et qu’il n’est pas parvenu à me réveiller alors il a trouvé plus simple de me conduire à son appartement. Je ne me sens pas en danger. Qui m’a ôté ma robe et passé une chemise?
    Le thé a diminué mes maux d’estomac et après une bonne douche je me suis écroulée sur le lit et endormie du sommeil du juste. Seulement il ne se passe pas une nuit sans que mes affres ne refassent surface. Une angoisse terrible me broie le cœur, enfle dans ma tête et soudain se sont des hurlements à n’en plus finir qui franchissent mes lèvres. Ashlimd a déboulé dans la chambre à la vitesse de l’éclair, se demandant bien ce qui m’arrivait. Lorsque ces crises me prennent il me faut du temps, beaucoup de temps pour parvenir à stopper mes sanglots, à cesser de gémir tel un animal blessé.

    « Fille d'un roi sage et puissant Savitri était une très belle princesse hindoue. La réputation de sa grande beauté avait dépassé l'au-delà des frontières. Nombreux étaient les prétendants qui venaient tenter leur chance, mais la princesse refusait de se marier selon la tradition. Elle voulait voyager, trouver elle-même son mari. Le roi y consentit et la fit accompagner de ses meilleurs guerriers afin de la protéger le temps de sa quête. Pendant de longs mois la Princesse Savitri voyagea dans toute l'Inde en quête d'un homme digne qui deviendrait son époux. Alors qu'elle traversait une épaisse forêt, Savitri croisa la route d'un beau jeune homme. Celui-ci était fils d'un roi désargenté sans royaume. Devenu vieux et aveugle, l'ex souverain son père vivait dans une petite hutte avec sa femme. Le jeune et beau prince était le réconfort et le soutien de ses parents. Afin de les nourrir il coupait du bois qu'il allait vendre dans la campagne environnante. Satyavan était connu pour sa générosité légendaire. Ils étaient pauvres pourtant le bonheur et l'amour régnaient dans la petite hutte. Savitri se sentit attirée par la quiétude de ce foyer. Les deux jeunes gens tombèrent amoureux et désiraient plus que tout unir leur destinée.
    Le Roi, père de Savitri, était abattu car sa fille avait choisi un Prince sans le sou, mais il n'eut pas d'autre choix que d'accepte tant sa fille était déterminée à épouser Satyavan. Or, l'on informa le roi que le jeune Prince était sous le coup d'une terrible malédiction. Satyavan devait mourir dans l'année qui allait suivre son mariage. Savitri en fut informée, mais l'amour étant le plus fort le mariage fut célébré en grande pompe. Le cœur lourd, le roi assista aux festivités qui se prolongèrent durant des jours. Puis le couple s'en alla vivre dans la petite hutte en forêt. Durant une année entière Satyavan et Savitri vécurent heureux et très amoureux. Le dernier jour de cette année sans nuages, Savitri qui s'était levée tôt, demanda à accompagner son époux dans la forêt. La hache sur l'épaule, Satyavan tenait Savitri par la main et le couple se dirigea vers l'épaisse frondaison. Lorsqu'ils parvinrent au cœur de la coupe Satyavan installa un tapis de feuilles tendres sous un grand arbre afin que sa belle y soit assise confortablement. Il lui cueillit des fleurs avec lesquelles elle confectionna une couronne pour ses cheveux et une guirlande pour parer son aimé.
    Ensuite Satyavan se mit au travail.
    La matinée touchait à sa fin lorsqu’il se sentit très fatigué. Il vint poser sa tête sur les genoux de Savitri pour se reposer. Soudain, la forêt s'obscurcit et une immense silhouette leur apparut.
    C’était Yama, le Dieu de la mort.
    - Je suis venu pour chercher ton mari! dit-il en baissant les yeux sur Satyavan et aussitôt, l’âme du jeune homme quitta son corps. Yama allait partir lorsque Savitri le retint en l’adjurant de l'emmener elle aussi sur la terre des morts.
    - Mon enfant, ton tour n’est pas encore venu. Rentre chez toi! Répondit Yama.
    Alors Savitri supplia, implora, pria, tant et si bien que le Dieu de la mort était prêt à lui accorder n’importe quelle faveur à l’exception de celle qui consisterait à rendre la vie à Satyavan.
    - Dieu Yama faites que j'ai de beaux fils! Demanda-t-elle fiévreusement.
    -Accordé! Répondit distraitement Yama pressé de s'éloigner tant les suppliques de Savitri l’excédaient.
    - Mais, comment pourrais-je avoir des fils sans Satyavan, mon mari? Répliqua Savitri.
    - J’ai besoin de lui pour cela. Alors je vous en prie, rendez-lui sa vie! Insista-t-elle.
    Piégé, Yama ne pouvait revenir sur sa parole. Un dieu se doit d'honorer la faveur qu’il accorde. Émergeant lentement de la stupeur où il était plongé Satyavan revint lentement à la vie tandis que disparaissait Yama. Savitri et Satyavan repartirent vers leur hutte.
    Entourés de leurs enfants, ils vécurent heureux jusqu’à la fin de leurs jours. »

    Cet homme est prodigieux. Je n’ai aucune idée de la langue dans laquelle il s'exprime mais ma crise de panique cesse net dès les premiers mots qu’il prononce. Sa voix douce et sensuelle, teinté d’un adorable accent, me berce, m’envoûte d’un langage que je ne comprends pas.
    Hâlé comme un fils du soleil, d’une grande prestance malgré sa tenue, un pyjama griffé, Ashlimd devient instantanément mon héros. Lorsque je suis enfin calmée, cela ne se fait pas de questionner mais je ne peux me retenir de lui demander de quel pays il est originaire, il m’apprend qu’il est britannique, de souche indienne. Les Indiens sont habitants et citoyens de la République de l'Inde. Le terme Hindou fait référence aux pratiquants de la religion Hindou, l'Hindouisme. Mon nouvel ami est donc Indien et Hindou. L'Hindi, tout comme l’anglais est l’une des langues officielles de l'Inde. Une musique à mon oreille.
    L’élocution fluide du conteur a compensé le fait que j’ai été incapable de saisir la trame du conte. C’était tellement beau, céleste même, que peu m’importait le manque de compréhension. Mon anxiété assoupie, Ash m’a traduit les mots qui venaient de m’apaiser. Je ne peux l’expliquer, mais je préfère ceux qu’il a prononcé en hindi. Je me demande bien comment mon maharajah peut être convaincant dans ses plaidoiries avec un timbre de voix comme le sien. Oui la seule chose qui pèche, c’est que la providence a mis sur mon chemin un futur défenseur de la veuve et de l’orphelin. Un orateur de justice, une engeance avec laquelle j’ai beaucoup de mal à m’entendre.
    Nichée tendrement entre les bras d’un presque inconnu, mon âme déchiquetée se laisse apprivoiser…

    QueSTioN De CoNFiaNCe… 18 septembre 2011

    …Je n’ose retourner au club de peur de l’y croiser. Quelle cruche je fais!
    Pour ce chapitre je prends mon courage à deux mains car il est temps pour moi d’endosser le JE, utile à ma renaissance. Pour que la relecture de mes lignes soit efficace je dois me livrer sans concessions et pour cela je suis obligée d’employer ce fichu JE qui me ramène à la réalité. La vérité c’est que j’ai une trouille horrible d’être confrontée à mes mots, d’encaisser la charge d’émotions qu’ils provoqueront en moi. Ce sera un véritable déchirement mais si je veux que mes blessures se referment je dois en passer par là. Il me faut abandonner l’impersonnel pour pénétrer dans le labyrinthe obscur de mon cerveau. Je ne sais pas où cela va me conduire, par ces chapitres décousus je tente une fois encore de me libérer du lourd fardeau qu’est mon passé.
    Or donc, depuis que la destinée a mis Ashlimd sur mon chemin je ne suis jamais retourné au club. Je suis effrayée rien qu’à l’idée de tomber sur lui à nouveau. C’est certain, il me plaît vraiment de comportement et d’apparence, mais je me suis montrée par trop crétine et bien peu reconnaissante. Il m’a tendu la main, offert des vêtements de ville pour rentrer et préparé un copieux petit-déjeuner. Comment l’ai-je remercié en retour? Je me suis enfuie comme une voleuse dès qu’il a eu le dos tourné. C’est l’homme le plus charmant, indulgent et généreux que j’ai fréquenté jusque-là. Il n’a pas grand mal à maintenir le niveau après avoir vécu trois ans en enfer en compagnie de Christian me dira-t-on, mais non c’est plus que cela, Ashlimd est l’altruisme fait homme. Je ne serais pas loin de craquer pour lui si je ne me sentais pas aussi minable au fond de moi. Mon allure est déplorable, je fais illusion quand je m’en donne la peine mais je suis ténébreuse en dedans. La mort m’habite et je goûte à sa compagnie avec ravissement.
    Le DRINK’IES vient d'ouvrir ses portes et il parait que ce nouveau night-club en promet. Sonia et moi décidons de nous y rendre, nous avons besoin de nous exploser la tête. Sonia parce qu’elle est à nouveau harcelée par l’avocat de Dany son ex. Des pitbulls, le lâcher prise ils ne connaissent pas ceux-là. Et moi parce que je me trouve dans ma période dynamite, j’ai besoin de frétiller comme une sardine sur le grill, de faire ma pouffe je le dis carrément. Robe chic près du corps, low boots vernis, bombers yéti et une touche de Guerlain. Je suis prête. Élégantes, que dis-je divines, nous entrons en conquérantes dans l’établissement.
    De style moderne il concilie détente et soirée festive en un même lieu. Le lounge bar de l’entrée offre une ambiance feutrée avec ses banquettes et ses canapés confortables, ses lumières tamisées et la diffusion d’une musique d'ambiance qui invite à la détente. Le comptoir du bar est fait de cuir et de bois, les tabourets sont chromés néo rétro. Ambiance années soixante-dix, j’adore. Nous arrivons juste au moment où Marco le directeur se présente à ses nouveaux hôtes. Son grand sourire s’explique, il y a déjà affluence. L’accès à la discothèque se fait par une percée en briques d’une vingtaine de mètres aux portes et cloisons insonores. Le dance floor est superbe. L’endroit me plaît.
    Sonia et moi prenons la température des lieux le temps du cocktail de bienvenue que sert gracieusement Marco à ses clientes. Un spritz, la recette originale est importée de Venise nous dit-il. J’apprécie ce goût de légère amertume crémeuse, une véritable mise en bouche pour ce qui va suivre. Il est temps de s’élancer sur la piste. Que de l’élégant et du correct, tant mieux. Marco aime les beaux garçons alors ceci explique cela. Cinq petits tours et puis s’en va. Il me faut honorer un premier rendez-vous avec ma chère vodka, j’en ai besoin pour supporter la multitude. Il y a vraiment beaucoup de monde. Des amies de Sonia se joignent à nous et la soirée prend une tournure démente. C’est ce qu’il nous fallait. Avoir une orientation sexuelle différente du commun ne signifie pas faire grise mine. Mario, Maxime, Quentin, Roman et Milo sont époustouflants de joie de vivre et ils maitrisent la guinche, la chaloupe et la gambille à la perfection. Ambra et Camille se sont prises d’affection pour moi, j’’en suis flattée mais cela s’arrêtera aux sarabandes gestuelles endiablées en milieu ouvert. Une, deux, puis trois, quatre vodkas et je ne suis plus en mesure de compter mes aller-retours au bar. Trois heures trente. Agitée, nauséeuse et soudain angoissée je ne parviens plus à me détendre. Je sens arriver la crise d’ochlophobie, pire une terrible peur panique, il me faut sortir prendre l’air. Je fais un signe indiquant la porte à Sonia puis je me dirige, je décampe vers le sas de sortie. Je vais tuer quelqu’un si je reste ici.
    C’est alors que je l’aperçois. Un verre à la main, assis sur l’une des nombreuses banquettes demi-lune, il devise familièrement avec ceux qui semblent être des amis. Une petite brune le serre de très près, mais il ne prête pas attention à ses mines. Il est concentré sur la conversation qu’il tient avec son interlocuteur le plus proche. Tout comme Ashlimd, l’homme à une couleur de peau pain d’épices. Leurs propos les font rire aux éclats. Ashlimd puisqu’il s’agit de lui est … stop Mylhenn tu t’emballes. Pourquoi est-ce soudain si douloureux pour moi de n’être pas à la place de la jeune femme brune. Son catogan pourrait lui donner un air efféminé, mais virilité est le seul mot qui me vient à l’esprit pour qualifier l’énergie qui émane de l’homme que je dévore des yeux. Mon regard est rivé sur lui et j’hésite entre aller le saluer ou m’enfuir le plus loin possible. Mon regard manque de croiser celui de la brunette, entre filles on ressent la concurrence, alors j’opte pour le second choix.
    Bousculant sans pitié celles et ceux qui ne s'écartent pas assez vite, je trace mon chemin sans un regard en arrière. Lorsque le vent glacial me fouette le visage mes halètements d’anxiété cessent et je respire enfin normalement. Mes mains cessent de remuer, je reprends le contrôle. Je suis sortie tellement rapidement du DRINK’IES que j’ai oublié de récupérer mon bombers, mon corps est parcouru de longs frissons. Ma sacoche Kiss Gold en bandoulière, mon essentiel, je décide de m’en aller. Sonia a l’habitude de mes frasques, elle ne m’en voudra pas d’être partie sans la prévenir. Tant pis pour mon vêtement chaud, en marchant vite j’atteindrais rapidement le passage qui me mettra à l’abri des morsures cruelles du vent du nord. L’automne s’annonce rude cette année. Je suis pompette alors le moindre bruit s’amplifie dans ma tête, il est grand temps que je me plonge dans le silence et l’obscurité. Les accès déserts du quartier m’ont servi de dortoir bon nombre de fois avant de m’installer avec les loulous. Ils conduisent tous au plus près de la rue qui donne sur le chantier alors je les emprunte malgré le danger. Dans certaines ruelles, je connais lesquelles, les dealers font fortune et ils n’aiment pas être dérangés en plein travail. Cinq heures du matin c’est l’heure de pointe, les accros sont en manque. Je me fonds dans l’obscurité d’une traboule éloignée, tant pis si cela me fait parcourir cinq cent mètres de plus mais ainsi je ne risque pas de mauvaises rencontres.
    C’est le calme plat. Je suis frigorifiée et la seule chose qui pourrait me faire repérer ce sont les tremblements convulsifs qui agitent mon corps et mes dents qui s’entrechoquent.
    Je marche depuis dix bonnes minutes déjà lorsque des pas rapides se font entendre derrière moi, une main se pose sur mon épaule. Je pousse un cri strident et je fais face à mon agresseur, prête à l’étriper comme me l’a appris Lamine.
    - J’ai bien cru que je n’allais pas pouvoir te rattraper, tu as une foulée de marathonienne! Soulagée, je reconnais Ashlimd. Il aurait voulu me provoquer une crise cardiaque qu’il ne s’y serait pas pris autrement.
    - C’est ton amie Sonia qui m’a indiqué le chemin que tu prendrais forcément à cette heure-ci! Ne râle pas, elle était inquiète parce que tu t’es encore mis dans un sale état! Je hausse les épaules sans répondre, c’est inutile, il n’y a rien à rajouter Sonia a raison je suis totalement imbibée.
    - Tiens enfile ceci avant de te transformer en statut de glace! Il m’aide à passer mon bombers et je me sens tout de suite mieux.
    - Sonia et moi avons eu une brève conversation et elle t’a confié à moi! Elle tient à ce que tu m’accompagnes!
    Je n’approuve pas du tout leurs manigances, mais je ne suis pas en position de discuter. Je suis Ashlimd de mauvaise grâce, il me fait rebrousser chemin et je suis complètement groggy lorsque nous arrivons sur le parking du night-club où il a garé sa voiture. Je renâcle à m’installer sur le siège passager lorsqu’il m’ouvre la portière mais le regard noir qu’il me lance ne me donne pas la possibilité de refuser. Là en me relisant déjà, je me demande bien pourquoi je l’ai suivi. Qu’est-ce qui m’a poussé à lui obéir?
    Je suis trop alcoolisée pour remarquer qu’il ne me demande pas où me conduire lorsque la voiture démarre. Je reste silencieuse durant tout le trajet et je m’apprête à le remercier pour m’avoir reconduite au squat. Ashlimd ne me laisse pas le temps d’ouvrir la bouche.
    - Entendons-nous bien! Je t’ai amené près du luxueux appartement que tu occupes en colocation pour que tu y récupères tes affaires et uniquement pour cela!
    Non mais qu’est-ce qu’il croit celui-là, je ne suis pas à sa botte et je vais le lui faire savoir de façon à ce qu’aucun doute ne subsiste dans son esprit. Il ne me laisse pas le temps de protester et une fois encore il me coupe la parole.
    - Si dans un quart d’heure tu n’es pas revenue chère Mylhenn, je te promets de faire quelque chose de très moche contre tes amis! Un seul coup de fil et demain il n’y a plus de squat! Tu me comprends?
    J’acquiesce d’un signe de tête, j’ai envie de le tuer ce bâtard. Et je réalise soudain que je n’ai pas eu à lui indiquer la bonne rue où se garer pour m’attendre. Il savait donc ou me trouver depuis tout ce temps. Il confirme, un sourire carnassier aux lèvres quand je lui en fais la remarque.
    Toutes mes possessions tiennent dans un grand fourre-tout de l'armée. Ma seule véritable richesse est ma Kiss Gold dans laquelle mes papiers d'identité côtoient un carnet de chèque, une carte bancaire et un biper dont par chance je n’ai encore jamais eu à me servir. Je tente de prendre la chose du bon côté mais je suis bien vénère en annonçant aux loulous que j’ai été repérée et que je dois un temps les quitter si je ne veux pas leur attirer des ennuis. Je dois dire qu’ils sont bien remontés à mon départ, prêts à trucider le casse pieds. J’en suis persuadée à présent que je le connais mieux, Ash n’a jamais eu l’intention de signaler le squat aux autorités. Il m’a simplement poussé à prendre la bonne décision. Sans tourner autour du pot, il reconnait aussi être au fait de mon hospitalisation ainsi que de toutes mes pérégrinations en ville. Et pour ne pas me prendre en traître, il me révèle la nature des extensions de sa future profession. J’encaisse sans broncher et sa confession me permet de comprendre comment il s’est procuré mon curriculum avec autant de facilité. Sans doute m’a-t-il fait suivre ensuite? Je le hais. Ce que je ne saisis pas encore, c’est le pourquoi de son intérêt pour une fracassée comme moi, il y en a des demi-douzaines dans les rues. J’avoue que je n’ose pas lui en demander la raison.
    Dès notre arrivée à l’appartement, après m’avoir fait prendre une douche et boire un litre de thé au moins, Ashlimd commence à me préciser comment va se dérouler notre cohabitation. Je suis soulagée. Il n’attend rien d’extraordinaire de ma part et pour la première fois depuis des lustres, on s’adresse à moi comme à une adulte. Ash ne me fait aucune promesse exceptionnelle, il m’explique que nous jouerons la confiance mutuelle. Mes dérapages seront acceptés à condition que je les assume. Bonne nouvelle, il n’envisage pas que je puisse devenir parfaite du jour au lendemain. Accompagné d’un clin d’œil affectueux son aveu me touche : mon petit grain ne lui déplaît pas vient-il de me dire. Il va vite déchanter quand il se rendra compte que c’est carrément une noix de coco qui brouille mes humeurs.
    Ashlimd termine son laïus en caressant tendrement ma joue du dos de la main, il accompagne son geste d’un baiser qu’il dépose affectueusement sur mes cheveux. Six heures trente, il est temps d’aller se coucher. Je dispose d’une chambre mais c’est le lit du Maharajah qui m’attire et il ne s’attarde pas en discussion inutile. Je n’ose lui expliquer que je n’ai plus dormi seule depuis des lustres et que cela m’effraie à présent. Il est clair que ce n’est pas le sexe qui le motive mais il m’accueille de bonne grâce entre ses draps.
    Il reste de marbre, et comme je le comprends. À la lumière des néons et bien apprêtée je peux encore faire illusion, mais à celle du jour je me vois telle que je suis, une haridelle toute en os, le visage décharné et mal de vivre inscrit en lettres capitales sur mon front. Comment pourrait-il éprouver quoi que ce soit pour moi?
    À part ma robe et les sous-vêtements neufs que je porte, mes vêtements sont tous plus répugnants les uns que les autres alors Ashlimd m’a une nouvelle fois prêté l’un de ses t-shirts. Cette chemise de nuit improvisée me rend sexy en diable.
    Je reprends vie à seize heures et pas fringante je dois dire. J’ai encore abusé et je le paie d’un mal de tête carabiné. Ce qui m’inquiète c’est cette toux caverneuse avec laquelle je me réveille, elle ne présage rien de bon. Trente-neuf huit en fin de soirée. Ashlimd doit appeler le médecin de garde car je suis rouge tomate, j’ai les yeux larmoyants et la toux ne me quitte plus. Cerise sur le gâteau, bronchite carabinée affirme le médecin. Antibiotiques et tout et tout.
    Refuge, quiétude et anonymat se matérialisent dans ce petit bout de fer qu’Ash me tend trois jours après mon arrivée à l’appartement. Je renifle, je larmoie et finalement j’éclate en sanglots hystériques. Je me blottie dans ses bras. Le Maharajah a assez confiance en moi pour me confier une clé de son appartement. À présent il y a un vrai toit au-dessus de ma tête et je peux rendre visite à mes amis dès que l’envie m’en prend. Je n’en ai pas le désir, j’ai trop peur de me mettre minable une fois de plus et de décevoir Ash. Je reconnais les signes de manque. La privation de vodka et des épices relevées des gamines va forcément me rendre dingue un jour où l’autre et je prie infiniment la Bonne Mère de m’en protéger.
    Le revers de la médaille à ce confort sécurisant c’est que je suis souvent livrée à moi-même et que je m’ennuie comme un rat mort. Entre ses cours, la préparation de ses plaidoyers et une formation prenante Ashlimd est souvent absent, trop souvent absent. Le bon côté des choses est qu’il me ramène quantité de livres de poche de la librairie du coin et sans lui avoir fait connaître mes goûts en matière de lecture, il tape dans le mille à chaque fois. Une saga historique en cinq tomes, deux Pagnol et quelques thrillers bien ficelés ont déjà comblé mes longues heures de solitude.
    J’ai fait des lessives car mes vêtements étaient … je ne trouve aucun mot pour les qualifier, si des oripeaux. J’ai honte de moi, de me laisser aller ainsi. Du coup, dans la foulée je fais provision de tenues sportwears, de jeans, de pulls et de sous-vêtements. Je me suis même offert une paire de baskets hors de prix. Mes loulous comprennent que dans le monde des humains il faut s’adapter à chaque palier de situations. Merci monsieur mon géniteur pour cet argent qui me tombe du ciel. Je n’éprouve aucun remords à le dépenser, ta femme et toi avez choisi le rejet, je ne fais que vous obéir. Ash m’a libéré une commode dans sa chambre et je range proprement mes achats et mes habits, rutilants à présent, dans les tiroirs. Je n’en démords pas, chaque nuit j’impose ma carcasse à Ashlimd, dans son lit en tout bien tout honneur. J’ai bien conscience d’être envahissante, mais tant qu’il ne s’en plaint pas je ne me pose pas la question de savoir s’il fréquente comme dit élégamment Patricia. Si tel avait été le cas il m’aurait jeté dès le premier soir je suppose. Il ne m’aurait pas invité à cohabiter tout simplement. Je me pose toujours cette foutue question, pourquoi moi? Le drame de mes nuits c’est qu’il m’est impossible de sombrer dans le sommeil aussi court et léger soit-il si je n’entends pas une respiration réconfortante près de moi. En journée les cauchemars se tapissent et ils ressortent au milieu de la nuit. Je hurle, le sanglote, je maudis ma vie, mais grâce au son apaisant de la voix du Maharajah je me rendors paisiblement. J’admire la maîtrise de lui-même dont fait preuve Ashlimd, je ne parle pas de sexe bien évidemment car il n’est pas question de cela entre nous, je parle du nombre de fois où je dérange son sommeil alors qu’il a besoin de toute son énergie pour poursuivre son exigeant cursus.
    Autant dire que ce ne sont pas mes activités domestiques qui me fatigue. Le réfrigérateur est bien rempli, mais je ne sais plus cuisiner, à vrai dire si je sais mais je m’y refuse depuis que … non je ne veux plus penser à lui. D’ailleurs ce serait bien inutile puisqu’une personne prépare les repas et fait le ménage chez Ash tous les trois jours. Mon sac fourre-tout traîne dans l’entrée depuis qu’Ashlimd m’a ouvert les portes de son palais. Penjÿ s’est déjà pris plusieurs fois les pieds dans les lanières aussi il m’a été chaudement recommandé de le remiser dans le cellier si je ne voulais pas qu’il finisse dans la poubelle collective. C’est fait et cela me fait tout drôle de ne plus l’avoir à portée de regards. Il me manque une partie de moi-même car pendant de longs mois, que dis-je des années, ce bagage a été mon chez-moi.
    Penjÿ? C’est le meilleur ami du Maharajah, de ce que j’ai compris ils ont passé leur enfance dans la même province indienne. Le père de Penjÿ est diplomate, d’où l’obligation d’études sérieuses pour le fiston je suppose. De deux ans le cadet d’Ashlimd, Mâalhy-Penjab, tel est son prénom natif, poursuit lui aussi des études poussées en droit. Les deux compères se motivent mutuellement en apprenant et révisant ensemble. Mon plaisir est de les voir se chipoter pour un oui ou pour un non. Le livre deux de la partie législative du code pénal est en charpie, certaines pages sont volantes, c’est dire.
    Ash travaille énormément mais ses jours de relâche il me consacre de plus en plus de temps. Nous sommes retournés une fois au DRINK’IES, le temps d’un apéritif. Deux spritz et uniquement cela. J’ai fait plus ample connaissance avec Marco, c’est un homme très cultivé et physionomiste. Cela est certainement très utile dans sa profession. Un jour peut-être je parlerai de l’étage de l’établissement réservé à des jeux très ludiques. Sachant ce que j’ai appris, je ne m’étonne plus qu’il y ait autant monde lors des soirées à thème.
    La proposition que vient de me faire le tandoori, est impossible à refuser. J’affuble Ashlimd de surnoms ridicules mais seulement dans mes lignes, j’éprouve trop de respect pour lui à le nommer ainsi devant ses collègues ou ses proches. Ash promet de bientôt me conduire chez ma chère Patricia, cela leur donnera l’occasion de faire connaissance. J’appréhende tout de même. Les secrets sur ma petite personne que possède l’un ne sont pas forcément connus de l’autre. Je gère, tout va bien.
    Je commence un nouvel apprentissage du vivre à deux. Peut-être la fin de mes errances…





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